CHAPITRE XII

Les premières escarmouches contre Bellam furent couronnées de succès. Comme prévu, nos attaques éclairs prirent les troupes solindiennes par surprise. Mais Bellam n'était pas idiot. Il mit bientôt sur pied une défense efficace ; en deux mois, les patrouilles solindiennes eurent tué nombre de mes hommes. Mais il en arrivait toujours de nouveaux, attirés par la rumeur avançant que j'étais revenu pour reconquérir mon trône. Dans les premiers jours, j'avais mille trois cents hommes, en comptant les Cheysulis et les Homanans. Deux mois plus tard, ce nombre avait quadruplé.

J'envoyai alors une partie de mes troupes aux confins d'Homana, sous le commandement de certains de mes meilleurs capitaines. Ils avaient pour mission de harceler Bellam en revenant par quatre itinéraires différents. Les unités se fraieraient lentement un chemin vers Mujhara et les troupes principales de Bellam en semant autant de dégâts que possible sur leur passage.

Les questions de stratégie et de coordination occupaient la plus grande partie de mon temps, mais je ne répugnais pas à aller sur le champ de bataille. Finn et Storr se battaient à mes côtés.

Quand je ne pouvais pas me battre, je m'entraînais. Zared me servait souvent de partenaire. Le soldat roux était un combattant hors pair. Peu après le début des premières attaques, il était venu me voir pour s'excuser de ce qu'il avait dit sur Rowan. Je lui avais demandé de répéter ses paroles devant l'intéressé, et il l'avait fait. Je crois que Rowan en avait été touché.

Depuis, Zared et moi étions devenus amis, et j'appris à mieux le connaître. Il savait ce qu'était la guerre, ayant servi des années dans les troupes de Fergus. Ils étaient peu nombreux, ceux qui se souvenaient de mon père, car beaucoup de ses hommes avaient péri lors de la bataille qui lui avait coûté la vie.

Nous nous déplacions constamment, afin d'empêcher l'ennemi de localiser trop facilement notre camp.

Je ne portais que mes braies et mes bottes. Zared était aussi légèrement vêtu. Le printemps se terminait ; le temps était clément et l'exercice nous avait réchauffés. J'étais beaucoup plus grand et lourd que mon adversaire. Pour cette raison, nos styles de combat étaient très différents. Le rouquin était un escrimeur d'élite ; j'avais encore besoin de leçons en ce domaine, car les Cheysulis n'utilisent pas d'épée et j'avais eu peu d'occasion de pratiquer.

La joute durait depuis un long moment. Mes bras me faisaient mal, et les muscles de mes cuisses me brûlaient, mais je ne voulais pas demander une pause, car Zared se serait proclamé vainqueur. Même si ma fierté y aurait survécu, je n'aimais pas perdre..

Zared était sur le point de me porter une botte quand il s'arrêta abruptement. Je faillis le transpercer à cause de son immobilité soudaine. Il était figé sur place, regardant quelque chose derrière moi avec des yeux brillant de désir.

Je me retournai. C'était une femme. Elles ne sont pas inconnues dans les camps de guerre. J'avais, en son temps, soulagé mes tensions avec des filles à soldats. Mais celle-ci n'était ni une prostituée, ni une fermière.

J'oubliai que je tenais une épée, que j'étais en sueur et à demi nu. J'oubliai tout, excepté que j'étais un homme, et que je désirais cette femme.

Finn la tirait par le bras, me l'amenant avec un air des plus satisfaits. Je ne crois pas que les autres avaient compris son amusement, car je ne le décelais que grâce à ma longue expérience des humeurs de mon homme lige.

Je me souvins tout à coup de mon apparence, et pour une fois j'en voulus à Finn. La femme était une prisonnière, certes, mais il aurait pu me laisser le temps de me laver et de m'habiller décemment.

La jeune femme était raide de colère. Ses cheveux d'un blond presque blanc s'échappaient de sa coiffe légère. Elle était vêtue de velours gris. Malgré sa robe sale et déchirée, sa fierté était intacte.

Ses yeux largement espacés étaient gris et pleins de mépris pour l'homme qui se tenait devant elle, une lame nue à la main.

Finn se tourna vers moi.

— Nous avons intercepté un cortège qui partait de Mujhara en direction de Solinde, mon seigneur.

La femme pâlit de colère.

— Veux-tu dire par ce titre, métamorphe, que cet homme est le faux prince ?

— Je suis Karyon d'Homana, lui dis-je. Faux prince ? Alors que je suis l'héritier du Mujhar ? Je crois que c'est votre père l'usurpateur, Electra de Solinde. Bienvenue dans mon camp ! Je remercie les dieux de vous avoir amenée à moi.

Elle montra les dents un instant en un sourire carnassier qui me rappela Finn. Mais il n'y avait rien de cheysuli en elle. Elle avait un teint de neige, et ses yeux gris étaient insondables. Par les dieux, quelle femme !

— Electra, fis-je, pensif.

Puis je me tournai vers Finn.

— Emmène-la à ma tente. Fais bien attention ; nous ne voulons pas que cette femme s'échappe.

— Non, mon seigneur.

Finn la regarda, puis me regarda. Il lut ce que je voulais dans mon regard ; elle aussi. Alors il l'escorta jusqu'à ma tente.

J'envoyai Zared me chercher du vin et des vêtements. Je me désaltérai, me séchai tant bien que mal et enfilai ma chemise et mon justaucorps de cuir. Je n'avais pas l'air d'un prince, mais cela suffirait bien.

J'allai enfin à ma tente. Electra était debout au milieu, le dos tourné. Mon fief contenait peu de choses. Une paillasse grossière, une table, un tabouret et un brasero. Il n'y avait pas de place pour d'autres luxes.

A part, peut-être, pour Electra.

Finn se tourna vers moi. Il avait l'air contrarié. Je me demandai ce qu'elle avait dit ou fait pour provoquer cette réaction inhabituelle chez lui.

Elle brisa le silence.

— Cela est inconvenant, Homanan, dit-elle. Si vous m'enlevez à mes suivantes, renvoyez-le à ses métamorphes.

— Va retrouver tes hommes, dis-je à Finn. Laisse-nous.

Je n'avais pas eu l'intention d'être aussi abrupt, mais mon compagnon comprit qu'il n'avait pas de place dans cette affaire. Il sourit.

— Prenez soin de votre arme, mon seigneur, dit-il d'un ton plein de sous-entendus.

L'euphémisme fit monter le rouge aux joues d'Electra, et je me demandai ce qu'elle connaissait aux hommes. Bellam prétendait sûrement que sa fille était vierge, mais j'en doutais. Elle était en colère et méfiante, mais elle avait l'air d'une femme qui se sait désirée.

L'intérieur de la tente était faiblement éclairé par la lumière qui filtrait à travers le mince tissu. Elle se tenait immobile, la tête droite et les bras le long du corps. J'allai à la table et y posai mon épée. Electra se retourna en un mouvement séducteur. Elle savait ce qu'elle faisait, et observa l'effet que cela avait sur moi.

— Electra, dis-je, savez-vous ce qu'on dit de vous ?

Elle sourit.

— Je sais.

Je me versai un gobelet de vin sans lui en offrir un.

Elle ne sembla pas s'en soucier ; soudain je me sentis ridicule. Je posai le verre si brusquement que le vin se répandit sur la table.

— On vous appelle la maîtresse de Tynstar, dis-je. La fille qui couche avec un Ihlini.

Ses yeux pâles restèrent impassibles. Elle m'examina de la tête aux pieds et je sentis la chaleur du désir empourprer mon visage. Mon envie de la toucher était telle que j'en tremblais.

— Vous êtes princesse de Solinde, lui rappelai-je. L'avez-vous oublié ? Bellam ne se soucie-t-il pas de ce qu'on raconte sur sa fille ?

Electra sourit. Elle tendit la main et se saisit du gobelet de vin. Lentement, en me regardant, elle but trois gorgées, puis jeta le récipient sur le sol.

— Que dit-on d'autre à mon sujet, mon seigneur ? Que je suis une sorcière ?

— Vous êtes une femme, et quelle femme ! N'est-ce pas une sorcellerie suffisante ?

Elle se mit à rire. Je lui avais donné une arme contre moi, mais elle savait sans doute depuis le début qu'elle la détenait.

— Peut-être, petit prince ! Mais je vais vous confier quelque chose. Quel âge me donnez-vous, Karyon ?

L'accent solindien faisait chanter les syllabes de mon nom. Distrait par l'envie de l'entendre le redire entre mes bras, dans mon lit, je répétai stupidement :

— Quel âge ? Je ne sais... vingt ans, peut-être.

Electra rit.

— Quand Lindir d'Homana, votre cousine, a été fiancée à mon frère, j'avais dix ans. ( Elle fit une pause. ) Il y a trente ans de cela.

— Non, fis-je, une sueur froide me glaçant l'échiné.

— Si. ( Elle caressa son collier d'or, simple mais élégant. ) Les pouvoirs de Tynstar ne sont-ils pas impressionnants ?

Le désir que j'avais éprouvé s'évanouit comme rosée au soleil. Le pouvoir de Tynstar... et la maîtresse de Tynstar.

— Electra, vous parlez bien, dis-je. Mais vous sous-estimez mon intelligence.

— Croyez-vous ? Peu m'importe ce que vous pensez... ( Elle sourit. ) Ainsi, voici votre domaine : une misérable petite tente. Et vous cherchez à voler le trône de mon père !

— Mon trône, ma Dame.

— Bellam l'a pris à Shaine. Le trône appartient désormais à la Maison de Solinde.

— Je le lui reprendrai, dis-je avec plus de confiance que je n'en ressentais.

— Comment ? En monnayant ma capture ? Qu'allez-vous faire de moi, mon seigneur ?

— Je ne l'ai pas encore décidé.

— Demander une rançon ? Me tuer ?

— Vous tuer ? Pourquoi voudrais-je votre mort ?

— Je suis la fille de votre ennemi.

— Et une femme superbe ! Non, je ne veux pas vous tuer. Il y a tant d'autres choses que j'aimerais faire...

Son expression changea. Elle avait compris qu'elle me tenait dans les rets de sa séduction.

Electra était rapide ; elle plongea sur l'épée cheysulie que j'avais posée sur la table. Je virevoltai et l'attrapai par la taille. Elle avait déjà saisi l'arme, mais je la forçai à la lâcher en serrant son poignet. Elle poussa un cri de douleur.

Tenant toujours ses poignets, je l'attirai contre moi. Ses bras entourèrent mon cou, et j'écrasai ma bouche sur la sienne.

Elle ressemblait à un vin de grand cru, capiteux et subtil. J'en perdis la tête. Je n'avais qu'une envie, continuer à me plonger dans la sensualité de ce baiser. Je ne voulais plus jamais la laisser partir. Soudain, ses dents déchirèrent ma lèvre inférieure ; je me dégageai avec un juron.

Il aurait été si simple de la coucher sur le sol, et de prendre ce que je désirais...

— Electra, dis-je d'une voix rauque, êtes-vous la maîtresse de Tynstar ?

— Quelle importance, petit prince ? fit-elle, toujours serrée contre moi.

Je sentis sa poitrine se soulever.

Ma lèvre saignant toujours, je l'essuyai d'un revers de main.

— Une grande importance, rétorquai-je, car il paiera.

Son corps se raidit.

— Vous allez demander une rançon ?

— Je demanderai ce que je peux.

Elle toucha doucement ma lèvre sanglante.

— Voulez-vous que je vous fasse oublier la douleur ?

— Sorcière, accusai-je.

— Je ne suis qu'une femme, murmura-t-elle.

Elle m'embrassa avec autant d'agressivité que j'en avais montré.

— Quel prix demanderez-vous pour ma liberté ?

— Ma sœur, Tourmaline.

— Mon père refusera de payer ce prix.

— Il le fera. Je le ferais à sa place, pour vous récupérer.

Comme les mots quittaient ma bouche sans le contrôle de ma volonté, je sus que c'était la vérité.

Electra eut un rire de gorge.

— Oh, Karyon ! Des déclarations, déjà ? Cédez-vous si facilement à ma sorcellerie ?

Je la repoussai avec peine. Je me sentais désorienté, comme fiévreux. Mon corps entier résonnait de tension et de désir.

Je m'aperçus que je n'avais pas ramassé mon épée. Elle gisait toujours au sol, symbolisant tout ce qui nous séparait.

Je pris mon arme et la remis au fourreau. Puis je la posai sur la table, à sa portée.

— Vous êtes trop rapide pour moi, mon seigneur, sourit-elle, et bien trop fort. Vous êtes un homme, et je ne suis qu'une femme.

— Qu'une femme, répétai-je amèrement. Non, je ne vous prendrai pas de cette façon. Même si je pense que vous seriez plutôt consentante... Je préfère vous demander en mariage.

— En mariage ! hurla-t-elle.

J'avais enfin réussi à la faire réagir.

— Oui, dis-je posément. Quand j'aurai tué votre père et Tynstar, et que je serai de nouveau sur mon trône, je vous ferai reine d'Homana.

— Non ! cria-t-elle. Je ne le permettrai pas.

— Peu m'importe ce que vous permettrez, lui dis-je. Je ferai de vous ma femme. Personne ne pourra s'opposer à moi.

— Moi, je m'opposerai à vous !

Je souris et lui tendis un autre gobelet.

Finn en.lâcha presque son vin.

— Tu vas faire quoi ?

— L'épouser, répliquai-je, assis sur le bord de ma paillasse. Tu as une meilleure idée ?

— Couche avec elle si tu ne peux pas t'en passer, mais ne l'épouse pas. Le Mujhar d'Homana, marié à la fille de Bellam ?

— C'est ainsi que se concluent les alliances.

— Les alliances ? Je croyais que tu voulais reprendre ton trône à Bellam, pas en faire ton beau-père ! Par les dieux, qu'est-ce qui t'a mis ces idioties en tête ?

Je fronçai les sourcils.

— Tu me traites d'idiot, mais as-tu réfléchi ? Quand j'aurai tué Bellam et regagné le trône du Lion, il restera Solinde. Le royaume est grand et puissant, je préférerais ne pas le combattre indéfiniment. En épousant Electra, je confirme ma victoire et j'ai la possibilité d'établir une paix durable.

Finn dit quelque chose dans la Haute Langue ; je ne compris pas de quoi il parlait. Il se pencha vers Storr, et ils semblèrent converser. Je me demandai ce que le loup pouvait lui dire.

— Je sais ce que je fais, dis-je.

— Crois-tu ? Comment sais-tu que ce n'est pas l'âme damnée de Tynstar ? Peux-tu être sûr qu'elle ne te poignardera pas dans le lit nuptial ?

— Quand j'en aurai fini avec cette guerre, Tynstar sera mort.

— Que vas-tu faire d'elle ?

— La garder ici, jusqu'à ce que Bellam libère Torry. Puis je lui rendrai sa fille. En supposant qu'il soit toujours en vie...

— Oui, garde-la le temps de faire libérer ta rujholla. Mais après, ne la prends pas pour cheysula. Cherche quelqu'un d'autre.

— Voudrais-tu que j'épouse une Cheysulie ? Les Homanans ne l'accepteraient pas.

— Les femmes cheysulies épousent des Cheysulis, dit-il sèchement. Aucune ne choisirait un mari en dehors du clan.

— Et les hommes ? Je crois qu'ils ne se gênent pas pour convoler en dehors du clan. Même toi... Il y a eu Alix, qui ne savait pas qu'elle était à demi cheysulie... Et maintenant, Electra, peut-être ?

Il se leva si vite que le gobelet qu'il tenait déborda, le vin se répandant sur la tête de Storr. Le loup se leva et se secoua d'un air si offensé que je ne pus m'empêcher de rire.

— Je ne veux pas d'Electra !

— N'oublie pas que je t'ai déjà vu avec des femmes, Finn. Je sais qu'elle t'a fait autant d'effet qu'à moi.

— Je ne veux pas d'elle, répéta-t-il.

Je souris.

— Comment se fait-il que nous soyons toujours attirés par les mêmes femmes ? D'abord Alix, puis cette belle rousse en Caledon, et maintenant...

— Un homme lige sait quelle est sa place. Il ne recherche pas la femme que son seigneur envisage de faire reine.

— Finn, dis-je en me levant, je te connais mieux que tu ne crois.

— Je pense que tu ne me connais pas du tout, répliqua-t-il, l'air grave.

— Je veux l'épouser parce que je pense qu'elle le mérite.

— Il te suffirait de tendre la main, et elle serait à tes pieds, dit Finn, méprisant.

Un mur s'élevait entre nous, pierre après pierre. Autrefois, il avait porté le nom d'Alix ; maintenant, celui d'Electra. Mais les affaires du royaume ont préséance sur l'amitié.

— Un roi doit faire certaines choses, murmurai-je.

— Oui, mon seigneur Mujhar.

Il quitta la tente. Le loup le suivit.